Au bord

© Jean-Louis Fernandez

Texte Claudine Galea – mise en scène Stanislas Nordey – avec Cécile Brune – au Théâtre national de la Colline.

C’est un texte radical, ni pièce ni poème, un monologue écrit sans ponctuation, en 2005, publié en 2010, qui a obtenu le Grand Prix de littérature dramatique 2011. Claudine Galea part d’une photo publiée dans le Washington Post le 21mai 2004 où l’on voit une jeune soldate américaine tenant en laisse un prisonnier irakien, nu et à terre, dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. La photo a fait scandale et servi de preuve aux exactions américaines : onze militaires dont la soldate ont été condamnés par des cours martiales.

Claudine Galea découvre cette photo en 2004 alors qu’elle a commencé à écrire Au bord et qu’elle ne réussit pas à avancer. Elle est sous le choc et l’épingle sur le mur, face à sa table de travail, c’est cette photo qui joue pour elle le rôle de déclencheur. Loin de l’archétype du bourreau, la soldate provoque chez elle fascination et sidération : une jeune femme blanche, petite et frêle abuse du pouvoir qu’elle se donne face à un homme arabe torturé. L’auteure construit autour d’elle un personnage dans lequel se mêlent sexualité, homosexualité et désir. Elle s’identifie et se regarde dedans. « J’ai dépunaisé la photo. L’image enfante d’autres images. Je suis cette laisse en vérité / elle est cette laisse en vérité… Je suis cette laisse et cette fille ».  Réminiscences, récurrences.

Le texte prend forme quand elle découvre le 21 août 2005 le livre intitulé En laisse, de Dominique Fourcade, écrivain et poète, second déclencheur à sa reprise de l’écriture. Ces mots résonnent, elle s’en empare dès le début de la pièce et le répète à l’infini : « Je suis cette laisse en vérité ». Cela devient un leitmotiv. Au bout de la laisse un homme torturé, relégué au rang d’animal, ou d’objet, au rang de sous-homme, dans les mains d’une femme, soldate sans scrupule. Autre récurrence, l’enfance du personnage et son rapport à une mère ni aimante ni aimée, humiliante même ; la sexualité, le désir face à la soldate : « Je la veux, c’est elle que je regarde. C’est elle que je veux. » Elle lui donne vie et s’invite : « Regarde-moi dit la fille. »

Le propos est étrange quand, d’une image de pure tragédie, on glisse dans la sphère de la sexualité, passant du collectif – la guerre et la torture – au privé, avec une certaine impudeur, ou provocation. La première partie du texte est formée de bribes où des images de femmes se superposent : l’auteure, ses amoureuses, sa mère, la soldate. S’enchaîne une sorte de monologue final – six pages sur vingt-sept – où l’écriture est plus construite et se cimente autour des mêmes obsessions : le féminin/le masculin ; ce qu’apporte pour elle l’homme comparé à ce qu’apporte la femme ; sa mère qu’elle identifie aussi au bourreau, à cette soldate et les aller-retours à l’enfance ; la fin de vie ; la chronologie de son écriture. Elle termine en mettant la focale sur trois femmes qui la hantent : sa mère juste avant sa mort, la soldate dans laquelle elle décèle agressivité et fragilité, son amoureuse. On peut alors se demander si la photo ne serait pas que prétexte pour parler d’elle, de ses désirs, de ses amours. Placée au centre du plateau, l’actrice donne le texte en des-crescendo, allant jusqu’au murmure, alors que la lumière descend.

Au plan scénique, tout repose sur Cécile Brune, l’actrice, grande professionnelle issue de vingt ans de Comédie Française, remarquable pour porter un texte fait de ressassements et d’inhumanité à peine troublé par quelques notes de piano. La mise en scène de Stanislas Nordey, directeur du TNS de Strasbourg est minimaliste. Des lumières quasiment fixes et un décor oppressant, lieu clos de type mastaba, tombeau, matrice, bunker ou prison, décor bleu clair parsemé de dessins comme de petits crochets. Rien de lisible, rien d’indispensable. Un vague carton blanc négligemment posé représente la photo, trace de ce qui a eu lieu, ce pourrait être aussi un miroir. Cette photo apparait sur le rideau de scène avant ouverture, en image inversée/ positif-négatif. Ne reste ensuite que son ombre reflétée sur le plateau et qui s’estompe jusqu’à progressivement s’effacer.

Au-delà du théâtre, restent les questions, comme les pose la philosophe Marie-José Mondzain : « Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que dire ce que l’on voit ?  Qu’est-ce que faire voir ? Qui dit ce qu’il faut voir ? » On peut penser à la photo de Robert Capa Mort d’un soldat républicain prise en septembre 1936 pendant la guerre d’Espagne, une des premières photos montrant un combattant tombant à la renverse, la main encore posée sur son fusil, un ciel immense derrière lui. On peut penser à la photo de l’enfant kurde mort de la guerre en Syrie à l’âge de 3 ans, Aylan Kurdi, échoué sur une plage de Turquie, le 2 septembre 2015 qui a modifié le regard porté sur les réfugiés. « Quel est le lieu même où commence l’art ? » demande Roland Barthes. Et il  poursuit : « Il ne suffit pas au photographe de nous signifier l’horrible pour que nous l’éprouvions. » Qu’est-ce que la réalité ? Celle d’aujourd’hui s’appelle Ukraine et crimes contre l’humanité, signés Poutine. L’actualité rattrape la pièce.

Dans Au bord, le public, comme l’auteure, grave dans sa tête la photo de la soldate américaine tenant en laisse un prisonnier irakien, nu et à terre, dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. Dans ce retour du tragique il reste au bord de l’indicible, de la violence, de la brutalité, de la vie, de la mort, de l’écriture.

Brigitte Rémer, le 4 avril 2022

Du 15 mars au 9 avril 2022, du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h – Théâtre national de la Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020 – tél. : 01 44 62 52 52- site : www.colline.fr – Avec Cécile Brune – collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau, scénographie Emmanuel Clolus, lumières Stéphanie Daniel, costumes Raoul Fernandez – Le texte est publié aux éditions Espaces 34.